On ne peut esquisser pour la forêt de Grésigne l’histoire du temps présent, celle que l’on qualifie d’histoire immédiate, sans faire naître quelque méfiance née de points de vues subjectifs ambivalents, contradictoires et souvent partiels. Vis-à-vis des contingences de l’actualité au cours des vingt à cinquante dernières années, nous n’avons donc pas le recul nécessaire sur l’impact des évènements récents pour apprécier objectivement une situation complexe en devenir, où les forêts tiendront plus que jamais une place importante pour maintenir la biodiversité et protéger la vie.
Au terme de la longue histoire de la Grésigne, nous poursuivrons dans ce dernier chapitre une investigation portant sur des faits ou des documents d’actualité. La réflexion à partir de notre témoignage et de ceux que nous avons recueillis auprès de nombreuses autres personnes sur l’histoire locale du temps présent ne peut apporter en effet qu’un éclairage limité, celle d’une approche forcément limitée et subjective sur des enjeux et des perspectives en cours d’évolution qui détermineront l’avenir de la Grésigne.
La montée du réchauffement climatique et la conjoncture des dernières décennies, marquées par un bouleversement profond et rapide des mentalités et des comportements, font de la Grésigne contemporaine une forêt convoitée par tous, plus que jamais…
Le principal enjeu, que certains jugeront un pari impossible, est de l’aménager pour tous, tant il est vrai que l’histoire de cette forêt nous confirme que les compromis n’y ont été souvent que passagers, toujours partiels et mouvants, puisqu’ils n’ont jamais relevé d’un consensus mais d’un rapport de forces qui a joué jusqu’ici en faveur de l’Etat et des circuits économiques privilégiés, au détriment d’un développement local qu’une recherche plus active de compromis et de coopération aurait pu améliorer.
Une forêt de Grésigne péri-urbaine écartelée
Sur les 5,8 millions d’habitants constituant la population de la région Occitanie en 2019, 1,3 millions se trouvent dans l’aire urbaine toulousaine dont les 2/3 à moins d’une heure de route de la forêt de Grésigne. Et cette concentration urbaine s’accentue puisque cette aire urbaine qui s’étend à Albi et Montauban absorbe 1/3 de la croissance démographique régionale.
La concentration de cette armature urbaine du pays toulousain se développant au sud, à l’est et à l’ouest de la Grésigne, ainsi que l’urbanisation croissante des modes de vie induisent des problématiques nouvelles reposant sur des perceptions et des attentes vis-à-vis de la forêt, bien différentes de celles qu’en avait traditionnellement une population rurale et captive. Souvent oubliés ou ignorés de la population actuelle, les chicanes et les conflits locaux dont la forêt de Grésigne ont été la cause et le théâtre au cours des siècles précédents nous semblent aujourd’hui dépassés, quand bien même ils restent latents sous d’autres formes et pour d’autres raisons en vue de faire place à une nouvelle demande sociale.
Dans un monde où l’asphalte et le béton se généralisent, environnement dans lequel les personnes sont soumises au bruit et à l’air vicié des villes, les espaces verts permanents sont valorisés pour capter le gaz carbonique provenant en grande partie du carbone des énergies fossiles. Plus particulièrement, au-delà de sa fonction essentielle contribuant à la protection de la vie, l’espace forestier devient pour tous un lieu récréatif de détente, de repos, de calme, facteur de revitalisation et de ressourcement, voire de sport de haut niveau comme avec le désormais reconnu Trail de Grésigne, sans compter la population touristique estivale de la France du nord et des pays anglo-saxons qui apprécient nos petits pays grésignols entre Albigeois, Quercy et Rouergue,
En remplacement des vieilles pratiques locales et des coutumes usagères qui étaient accordées collectivement aux seuls habitants riverains de la Grésigne au sein de chacune de leur communauté respective (soit une population rurale qui pouvait atteindre quelque 10 à 12 000 personnes en 1850), la fréquentation de plus en plus importante d’un public élargi au monde urbain se développe pour satisfaire des besoins nouveaux, par rapport aux utilisations traditionnelles de la forêt. Il en résulte une confrontation liée aux diverses fonctions imparties à notre forêt domaniale, confrontation issue de besoins croisés, divergents voire opposés, exprimés entre divers acteurs économiques soucieux de rentabilité et une multitude d’autres usagers à la recherche de divers loisirs aussi bien que d’un bien-être individuel. Tous demandent alors à la forêt plus, peut-être, que ce qu’elle peut offrir en même temps par rapport à l’espace agricole relevant de la propriété privée, souvent clôturée et destinée à la culture et à l’élevage, si ce n’est, hélas !, à la lande et à la friche qui sont en progression. L’espace forestier de la Grésigne appartenant au domaine privé de l’Etat, bien différencié du précédent, mais aussi plus ouvert et plus tolérant à la fréquentation du public, devient un lieu d’utilité publique et se présente de nouveau comme un patrimoine collectif à préserver.
Devenue pluri-fonctionnelle dans un espace péri-urbain, la Grésigne n’est plus soumise à l’isolement d’une zone enclavée qui resta longtemps privée de voies d’accès et où, par ailleurs, l’exode rural provoqua depuis un siècle et demi une réduction progressive et continue d’une population locale qui accéda progressivement à des ressources énergétiques nouvelles éliminant l’usage du bois.
Tous ces éléments concourent à faire de la Grésigne l’objet de regards croisés, voire opposés, relevant à la fois des besoins de la vie économique et des besoins de vie sociale, devant respecter ensemble les contraintes et les exigences des conditions naturelles permettant la pérennité d’un milieu forestier dans un éco-système qui sera de plus en plus fragilisé par le réchauffement climatique.
La vision productiviste est celle des acteurs économiques et des professionnels de la filière-bois, porteurs d’intérêts contradictoires par rapport à la forêt qu’ils considèrent, d’une part comme une source de revenus réguliers à protéger en fonction des capacités pédo-climatiques et des contraintes de la régénération de ses peuplements, d’autre part pour les acheteurs de bois, comme une source d’approvisionnement important dont ils utilisent les produits en fonction des opportunités du marché.
La vision sociale, plus culturelle, défend une forêt domaniale accessible à tous pour la promenade, le repos, la détente, le délassement, fonctions qui s’opposent à toutes formes d’appropriation exclusive, aussi bien par les seuls acteurs économiques qui en retirent des avantages matériels, une fois déclarés adjudicataires des coupes de bois (exploitants forestiers) que par divers usagers payants, favorables à toutes formes de privatisations et d’exclusion à commencer par ceux qui sont détenteurs du droit d’y exercer la chasse de diverses manières.
La vision écologiste, soucieuse de l’avenir de la forêt, est trop souvent confuse et ambivalente, voire trop ignorante ou trop exclusive, selon que nous avons affaire pour le plus grand nombre, soit à des gens peu respectueux de la vie et du milieu forestier, soit à des fondamentalistes sacralisant une forêt naturelle qui n’existe plus depuis longtemps, soit à des pseudo-scientifiques qui ne connaissent la forêt qu’à travers des vues éloignées de la réalité, résultant pour les uns du strabisme déformant des discours et des images médiatiques et pour les autres, de pseudo-idéologies diverses à la mode.
Il n’est pas inutile de faire une mention spéciale, au niveau local, aux rôles de relais et d’amplification que jouent, en faveur de tel ou tel public, les partenaires pragmatiques d’une économie touristique à la recherche d’un revenu le plus élevé possible grâce à l’accueil d’une clientèle potentielle, susceptible d’être attirée vers la Grésigne pour des raisons aussi diverses que celles relevant des aspects plus ou moins mythiques de la forêt que celles liées à la cueillette des champignons ou à la qualité des activités de loisir qui peuvent y être organisées.
Quelles que puissent être les pressions exercées par les tenants de ces visions productiviste, sociale, écologiste, dont les motivations donnent priorité pour les premiers à l’Argent, pour les seconds à l’Homme, pour les troisièmes à la Nature, les oppositions et les tensions qui en résultent entre leurs partisans sont d’autant plus marquées qu’elles obéissent à des impératifs pragmatiques et économiques pour les uns, à des démarches scientifiques (ou pseudo-scientifiques) à très court terme pour certains et à plus long terme pour d’autres, enfin à des sentiments affectifs, voire à des représentations plus ou moins fondées, tout autant qu’à des émotions et à des pulsions de l’imaginaire pour le plus grand nombre. Autant de cas où se retrouvent en forêt ceux et celles qui aiment chercher les champignons, qui pratiquent les efforts physiques de la marche ou du trail (le Trail de Grésigne est désormais reconnu dans toute la région), le plaisir de la promenade, l’art de la photographie, la recherche d’un coléoptère rare, l’écoute du brame nocturne du cerf ou de l’aboiement du chevreuil, la beauté d’une fleur, la pratique de la botanique ou de lieux archéologiques relevant de l’histoire des verriers, un moment de silence qui incite à la poésie ou à la méditation… Autant de cas qui ne doivent pas éliminer ni la satisfaction du forestier, technicien ou entrepreneur, devant une glandée abondante, la réussite du choix des baliveaux pour constituer une haute futaie, la qualité d’une coupe à venir, ni l’émotion du chasseur qui sait apprécier les aboiements de la meute et la ruse du gibier poursuivi…
Ainsi, la Grésigne ne peut échapper à cette réflexion et à ce débat sur les relations de l’homme et de la forêt, espace de nature privilégié que souhaitent s’approprier de nombreux acteurs, adversaires ou partenaires, lesquels s’expriment pour propager, défendre, médiatiser leur vision (et /ou leur visée) sur la forêt, sinon a fortiori pour limiter, promouvoir ou gommer certaines des multiples fonctions qui sont prioritaires pour eux à l’aube du troisième millénaire.
La prise en compte de ces aspirations différentes induit une gestion diversifiée d’objectifs souvent incompatibles entre eux au-delà d’un certain seuil d’utilisation, ce qui conduit les responsables de la forêt à maintenir des consensus passagers et fragiles par la recherche d’un équilibre minimum transitoire, aussi respectueux que possible du milieu forestier. Outre les moyens de surveillance nécessaires pour éviter les abus, c’est surtout grâce à une co-éducation et un comportement responsable des divers partenaires que les gestionnaires de l’Office National des Forêts s’attachent à obtenir une cohabitation paisible entre tous les usagers.
Les enjeux engagés, cherchant à garantir pour chaque partie prenante sa place dans la forêt, traduisent la complexité des problèmes posés et peuvent créer rapidement des situations d’autant plus difficiles à réguler que les obstacles de communication entre les interlocuteurs proviennent d’approches passionnées, faisant chacune référence à des cultures et à des manières de voir étrangères souvent les unes aux autres.
S’ajoutant aux utilisateurs professionnels de la filière-bois, la foule des nouveaux riverains usagers de Grésigne, urbains pour la plupart, sont porteurs d’attentes et de valeurs légitimes et compréhensibles, mais qui font de la forêt un maquis de paradoxes ! Les positions de principe les plus catégoriques allant pour certains jusqu’à contester pour la forêt sa vocation essentielle à produire du bois et, pour d’autres, à en faire un sanctuaire naturel dont les hommes seraient exclus. Comme on le voit, les représentations des uns et des autres reposent sur de points de vue subjectifs aboutissant à des clivages d’opinions ou de comportements que seuls, un examen objectif et une réflexion plus approfondie des réalités de la forêt peuvent dépasser … et concilier.
Grésigne : une forêt multi-référentielle à protéger pour les générations futures
Si, en premier lieu, nous faisons référence à l’histoire de la Grésigne, nous en retiendrons l’exceptionnelle conservation à laquelle ont contribué, d’une part son relatif isolement et son enclavement qui ont entraîné les difficultés de son exploitation jusqu’à une époque relativement récente, d’autre part une volonté de préservation qui honore tous les gestionnaires qui l’ont administrée jusqu’à ce jour.
Nous en retiendrons aussi que l’histoire de la forêt de Grésigne a été celle d’un monde à part, un monde d’épreuves, longtemps intégré à la société rurale périphérique mais un monde bien dissocié de son propre environnement humain rural pour lequel la satisfaction de divers besoins primaires en nourriture et en chauffage n’étaient que le cadet des soucis de l’administration forestière. Nous avons vu en effet combien la pratique des privilèges en forêt étaient perçus comme dangereux et contraires aux objectifs de ceux qui avaient la charge de sa gestion et de sa surveillance pour en assurer la pérennité…et la rentabilité. Il s’en est suivi une revendication populaire locale permanente, appuyée par une résistance communale institutionnalisée, aussi obstinée et permanente que la désobéissance de ses habitants riverains pouvait être rusée et subversive, allant jusqu’à rendre défaillants et inefficaces les règlements du Code forestier pendant les siècles qui ont suivi le Moyen Age.

Cependant, les soins apportés à l’exploitation des coupes ont permis de préserver l’intégrité de peuplements forestiers fragiles, conduits en fonction de leur utilité économique et sociale variable selon les époques. Et la préoccupation primordiale qui fut celle de garantir la pérennité territoriale du domaine de l’Etat, accompagnée des mesures adaptées à la régénération de la couverture arbustive, a pu ainsi conserver en Grésigne un patrimoine écologique naturel de grande valeur, classé en troisième position en Europe après la forêt de Rambouillet et la forêt polonaise de Belovej.
Ainsi, la protection et le maintien de l’espace forestier grésignol ont contribué à sauver un patrimoine protohistorique d’oppida et de pierres celtiques qui s’ajoute au patrimoine des savoir-faire des gentilshommes verriers et à la mémoire de nombreux métiers liés à l’utilisation du bois dans les communautés riveraines. Communautés dont les villages de caractère et haut perchés, à l’agencement médiéval, restent aussi les témoins d’une vie active à laquelle la forêt apportait une part de leur richesse.
L’interprétation du passé et les ambivalences propres au récit de l’histoire ont suscité une part d’imaginaire autour de la forêt de Grésigne, imaginaire dont l’impact émotionnel nourrit la curiosité du promeneur qui s’aventure dans les sous-bois de la haute futaie, entretient son émotion mêlée à une certaine perplexité provoquant sensations diffuses qui peuvent susciter l’admiration, le respect ou la crainte et l’insécurité, devant l’inconnu d’un milieu de vie forestier témoin immuable du temps qui passe.
En second lieu, la référence aux multiples études scientifiques auxquelles la Grésigne a donné lieu plus récemment de la part de chercheurs et d’étudiants de l’Université, s’avère riche d’une pluri-disciplinarité des sciences de la nature. Ainsi
- au niveau archéologique, les travaux des regrettés Jean Lautier sur la Peyro Signado, de Delpech et Farenc ainsi que de Louis Berthuel sur les verreries et les oppida, enfin la remarquable exposition « Verres et verreries du Tarn » organisée par le Musée Toulouse-Lautrec d’Albi du 6 novembre 1996 au 5 janvier 1997,
- au niveau géologique, les publications parues en 1979 de MM. Durand-Delga, Claude Bou et R. Cubaynes, publications exhaustives faisant état des résultats du sondage pétrolier de 1960-61 ; recherche effectuée en vain jusqu’à une profondeur de 3 061 mètres près de la Grande Baraque,
- au niveau entomologique, les recherches accomplies par Jean Rabil et publiées en 1991 sous la forme d’un « Catalogue des coléoptères de la forêt de Grésigne » citant près de 2 400 espèces,
- au niveau ornithologique, les études remarquables de Bernard Alet concernant « l’avifaune dans les géosystémes de Grésigne » (1984-1986),
- aux niveaux géographique, phyto-géographique et botanique, les travaux universitaires de Desfontaines parues dans les Annales de Géographie (n°185, année 1924), ceux de MM. Gayrard (1951), Soutadé (1955), Dreuilhe (1966), Rouannet (1966), auxquels il faut ajouter les articles de Lazaro et Tabaczinsky parus dans la Revue AroCal (Cahiers n° 7, 8, 9 de l’année 1980),
- etc
Ces diverses études ont produit une cartographie remarquable et montrent tout l’intérêt scientifique que représente la forêt de Grésigne. Les connaissances qui en découlent contribuent à promouvoir divers aspects particuliers et originaux de cette belle forêt qui ne ressemble à aucune autre, notamment en ce qui concerne la diversité biologique de ses stations et sites du plus haut intérêt écologique.
Incontestablement, l’approche des scientifiques a étayé la revendication actuelle d’une protection accrue des éco-systèmes de la forêt de Grésigne, revendication qui est apparue dès l’enrésinement provocateur et dès l’augmentation brutale des coupes de bois décidées par l’Office National des Forêts autour des années 1970, qui ont vu alors s’exprimer les premières critiques écologistes autour d’une forêt maltraitée.
Cette revendication a été portée ensuite par la prise de conscience d’une forêt reconnue comme ultime abri d’une biodiversité menacée, mise en cause de façon encore plus grave par la généralisation d’une agriculture de plus en plus dépendante d’une chimisation croissante des terres cultivées avec les engrais et les pesticides, tandis que la petite rivière voisine de la Vère devenait un fossé artificiel suite au redressement réalisé, entre 1971 et 1978, par des techniciens aussi peu soucieux des équilibres naturels que des valeurs esthétiques liées aux beaux paysages de cette vallée qui a été alors massacrée par les bulldozers.
L’expression de cette prise de conscience en faveur de la défense de la biodiversité s’est à la fois prolongée et polarisée sur la Grésigne jusqu’à nos jours, entretenue par le mauvais effet d’une exploitation mécanisée des coupes de bois dont elle est le lieu par le moyen de gros tracteurs forestiers, ces gros engins laissant un sol affreusement défoncé avec des ornières importantes, à la suite de leurs passages répétés pour le débardage des grumes. Aux yeux des promeneurs venant en Grésigne de plus en plus nombreux, l’appréciation des conséquences désastreuses de la mise en œuvre de ces moyens d’exploitation débridés ainsi que de leur pénétration désordonnée et par trop abusive dans les sous-bois de Grésigne, met en cause le laxisme des gestionnaires chargés de la surveillance des coupes car, non seulement,ces méthodes de travail provoquent la disparition des jeunes plants issus des glandées récentes et mutilent les tiges environnantes, mais portent aussi un tort considérable à l’entretien et à la beauté de la forêt.
En troisième lieu, il y a ceux qui font référence à la gestion et à l’utilisation des divers produits forestiers. Pour ceux-là, la forêt est un espace cultivé et l’exploitation des arbres de la forêt est d’abord une nécessité, ne serait-ce que pour empêcher leur dépérissement sur pied qui aurait pour conséquence de compromettre leur possibilité de fructification et de reproduction naturelle au-delà de leur cycle de vie normal.
Cependant, bien que considérée jusqu’ici comme essentielle et primordiale, la ressource en bois (ce précieux matériau vivant, renouvelable et recyclable, qui demande peu d’énergie et qui stocke du gaz carbonique sous forme de carbone) a perdu une partie de sa valeur marchande en Grésigne relativement à celle du revenu provenant du prélèvement du gros gibier. Au demeurant, favoriser la trop grande et prolifique reproduction de cervidés est contraire à la préservation de la régénération naturelle de la forêt. En effet, après le repeuplement du chevreuil en Grésigne dans les années 1880, gracile animal dont les qualités de rusticité et d’endurance ont été renforcées en 1975 par le croisement avec des chevreuils provenant de la forêt de Fontainebleau, et après l’introduction récente du cerf en Grésigne vers 1960, les agents spécialisés de l’Office National des Forêts estimaient que la Grésigne abritait quelques 500 à 600 cerfs et autant de chevreuils. Il s’agit là d’un cheptel important qui confirme la valeur cynégétique de la Grésigne, autant pour développer la chasse à l’approche que pour porter tort à l’avenir des jeunes arbres et à la sécurité des cultures riveraines.
Parallèlement à la présence de gros gibier, les tenants d’une forêt apte selon eux à fournir prioritairement des richesses rémunératrices, font valoir avec bon sens qu’il s’agit avant tout pour la Grésigne d’un espace prioritairement producteur de bois, matière première dont les importations pèsent de plus en plus sur le déficit de la balance des paiements extérieurs de notre pays. Argument de poids qui, devant le coût croissant des indemnités des dégâts faits aux cultures des riverains, limite rapidement ceux qui ne verraient en Grésigne qu’une réserve en gros gibier desservant l’intérêt de la chasse.
Se référant à une logique marchande, ceux qui font référence à la priorité économique d’obtenir des revenus aussi indispensables à la gestion forestière qu’à l’économie nationale, constituent un groupe de pression important soutenu par l’Office National des Forêts auquel se rallient les acteurs de la filière-bois, notamment les exploitants forestiers ainsi que les chasseurs pouvant profiter d’un privilège de chasse relativement onéreux en Grésigne.
Limites du consensus entre le rationnel et l’irrationnel (un conflit de représentations plus qu’un conflit d’intérêts).
Jugeant abusives les prétentions qui s’opposent à une socialisation ouverte et plus raisonnée de l’espace forestier domanial par un accueil du public qui entraînerait par ailleurs des charges supplémentaires pour l’organisme gestionnaire, les autres catégories d’usagers qui sont les plus nombreux à bénéficier gratuitement et librement jusqu’ici des tolérances de l’administration forestière, les uns pour ramasser les champignons, les autres pour venir en forêt se détendre ou se délasser, expriment diverses doléances. Le constat d’une exploitation forestière intensifiée conduit les plaignants à faire valoir une opposition d’autant plus vive qu’elle est motivée par le sentiment que l’exploitation des richesses de la forêt se fait dans des conditions peu respectueuses d’un milieu forestier naturel sacrifié. A entendre certains, cela reviendrait à dire de façon caricaturale que les coupes de bois seraient à proscrire et ne correspondraient plus à la finalité de la forêt. Idem pour la chasse au gros gibier…
En fait, comme l’on peut s’en rendre compte, il ne s’agit pas des mêmes richesses que peut procurer la forêt aux uns et aux autres. A l’encontre de ceux qu’ils jugent être de doux rêveurs, les uns priorisent les recettes provenant de biens physiques et matériels, tandis que d’autres valorisent leur passion de plus en plus coûteuse de privilégiés s’adonnant à la chasse, et que d’autres encore insistent sur la nécessité de maintenir des emplois liés aux travaux de bûcheronnage et à l’exploitation des coupes.
Ces richesses marchandes en bois et gros gibier, les soins et le labeur qui leur sont consacrés sont aux antipodes des éléments qui font de la forêt un lieu de quiétude et de ressourcement pour nos contemporains soumis au stress de la vie urbaine, éléments ou biens immatériels à base d’air pur et de silence, difficilement chiffrables pour l’économie nationale et improductifs à ce jour de revenus pour équilibrer la gestion financière de la forêt. Ces richesses marchandes dont la valeur se chiffre en unités monétaires sont hors du champ de la perception ou du rêve que peut procurer un théâtre forestier de verdure mythique, ferment d’un imaginaire urbain se nourrissant de l’utopie d’une nature naturelle et généreuse.
La situation périurbaine révèle ainsi pour la Grésigne les reflets ambivalents d’une nouvelle société du temps libre qui a largement contribué cependant, par ses modes de consommation, à faire des biens immatériels de simples et pures marchandises. Société à large dominante urbaine où les trois fonctions sociales liées aux loisirs sont éminemment utiles à l’équilibre de tout individu. Le délassement (le repos), le divertissement, le développement personnel font l’objet aujourd’hui d’un vaste marché de biens et services divers de plus en plus soumis au cycle de l’argent-roi.
La forêt domaniale est l’un des rares espaces qui reste cependant revendiqué pour satisfaire gratuitement ces exigences de l’être humain soumis à la barbarie des temps modernes où la ville polluée impose un retour à la nature. Puisse la forêt rester accessible au public pour un temps libéré de plus en plus important ! La gamme des activités de loisir, profitables à tous ceux et celles qui peuvent utiliser leur moment de liberté pour venir en Grésigne, couvre ainsi tout un ensemble de satisfactions qui vont du plaisir de la promenade en forêt pour les uns, à la joie éprouvée par la cueillette d’un nid de cèpes ou de girolles pour d’autres, à la jubilation de l’entomologiste découvrant une espèce rarissime d’insecte longicorne, jusqu’au bonheur furtif du photographe ou de l’artiste cherchant à saisir la profondeur d’un sous-bois irisé de lumière.
Au service des arbres et des hommes : un compromis douloureux
Les considérations découlant des références ci-avant décrites et les attentes fortes d’un public de plus en plus nombreux et averti, sinon converti, ont sans nul doute influencé l’attitude récente des responsables de l’Office National des Forêts qui se veulent aujourd’hui à la pointe de l’écologie.
A la croisée d’aspirations fortes et contradictoires, entre ceux qui veulent tirer le meilleur parti financier de la forêt avec du bois à bas prix pour les uns et de bonnes marges pour les autres, entre les promeneurs qui veulent la parcourir librement et les écologistes qui veulent sauver ses écosystèmes de toute intrusion néfaste, le plan d’aménagement de la Grésigne pour la période 1986-2005, revu et modifié par l’arrêté du Ministre de l’Agriculture en date du 12 décembre 1995, a ainsi pris en compte la vocation pluri-fonctionnelle et complexe de la réalité vivante et dynamique d’un espace forestier suscitant des convoitises multiples, souvent ambigües.
Certes les 3 527 hectares que couvre la forêt de la Grésigne ne représentent qu’une infime partie des 4 millions d’hectares des surfaces boisées soumises à la gestion de l’ O.N.F. sur les 15 à 16 millions d’hectares de bois et forêts recensées aujourd’hui en France et la Grésigne n’apparaît que très marginale, quantitativement et qualitativement. Cependant, au seuil de ce troisième millénaire, la très forte identité de la Grésigne, propriété de l’Etat, demeure un patrimoine domanial qui a son importance pour la région Occitanie.
La formule selon laquelle la forêt doit être gérée et entretenue « au service des arbres et des hommes », prend tout son sens si l’on considère que ce double objectif, axé sur le respect de la vie, a pour cohérence une complémentarité et une interdépendance réciproque.
Plus sévères et mieux avertis sont ceux qui regrettent que la Grésigne n’ait eu qu’une trop faible incidence sur l’économie locale avec la création d’emplois dans les villages riverains. Ne serait-ce que pour le maintien de l’emploi local existant sur l’ensemble de la filière-bois, puisque la perte des emplois relatifs au bûcheronnage et à l’exploitation mécanisée des coupes en forêt de Grésigne n’a jusqu’ici donné lieu dans les bourgades riveraines à aucun remplacement dans les entreprises locales de sciage forestier, ni à la création de nouvelles entreprises qui auraient pu s’implanter pour valoriser les bois.
La mise en marché des bois bruts provenant des coupes de Grésigne n’entraîne en effet, par rapport à leur faible valeur sur pied, qu’une très faible plus-value supplémentaire pour les exploitants forestiers-scieurs qui ont leur entreprise dans la zone périphérique immédiate. Cette absence actuelle de transformation des bois de Grésigne en des produits plus élaborés a participé ainsi à l’exode de la population rurale des communes riveraines, dont on sait qu’elles se sont vidées de plus des 2/3, voire jusqu’aux 4/5 de leurs habitants depuis 1850. Depuis lors, les tourneurs, les sabotiers et les artisans menuisiers ont disparu avec les petites scieries et les charbonniers qui existaient autour de la Grésigne.
Cette carence de l’initiative privée, qui n’a pas su ou pu s’installer localement, constitue un échec. C’est là, depuis plus d’un siècle, un grief important que l’on peut adresser aux responsables de la filière-bois des pays grésignols. Si les professionnels ont été dans l’incapacité de se diversifier dans ce domaine, ils le doivent aussi à l’absence d’une véritable stratégie forestière. La politique, jusqu’ici très timide, de l’Office National des Forêts, n’a obéi qu’aux lois d’un marché restreint et a été insuffisante en se cantonnant aux seuls investissements de production et non de transformation des bois exploités sur place, voire même néfaste en ne favorisant pas les moyens d’aller à l’encontre des seuls intérêts de quelques exploitants locaux au service des oligopoles extérieurs…
La forêt de Grésigne, le tourisme … et le développement local
Du fait de sa proximité géographique par rapport à l’espace urbain et péri-urbain toulousain, c’est plus d’un million de personnes (en y ajoutant la population des agglomérations voisines de Montauban et Albi) qui se trouve à moins d’une heure de route du centre de la forêt et de ses abords. La Grésigne joue déjà un rôle d’espace vert de loisir et de détente fort apprécié par ces populations citadines voisines en forte croissance.Aux flux hebdomadaires accrus par le temps libre et le comportement de plus en plus mobile des gens durant leurs jours de repos, s’ajoutent d’autre part les flux saisonniers d’un tourisme estival pour lequel la forte identité des bastides ou des villages de caractère exerce sur la Grésigne et ses alentours un attrait depuis longtemps reconnu et mis en valeur par un circuit routier périphérique créé en 1981 (Cordes, Saint-Antonin-Noble-Val, Bruniquel, Penne, Puycelsi, Castelnau-de-Montmiral…). Par ailleurs, en marge de la fonction économique de la Grésigne, exclusivement centrée sur l’exploitation de ses ressources directes en bois bruts et le développement des diverses pratiques de chasse au gros gibier (à tir, à l’approche et à courre), se profile de plus en plus une fonction sociale de la forêt liée à son image culturelle et touristique, fonction susceptible d’engendrer des ressources indirectes au profit de nombreux partenaires de l’économie locale et que pourrait renforcer la mise en place d’une « Maison de la Forêt », à l’instar de celle créée en forêt de Sivens par le Département du Tarn en 1989. Par là même, la Grésigne peut être également un atout essentiel du développement de toutes les communes riveraines, notamment en emplois.
Le nom de cette forêt, associé à de nombreux sigles et institutions[1] témoigne de l’importance que lui ont accordé récemment les acteurs locaux pour la promotion des petits pays grésignols auxquels se rattachent en partie la communication à consonance publicitaire plus tapageuse du pays Cordais et de nombreux vignerons du Gaillacois. Le succès et le retentissement des réalisations au cours de la décennie 1980-1990 en bordure de Grésigne, telles que la Base Intercommunale de Loisirs Vère-Grésigne, le dispositif Son et Lumière de Penne, le Verger Conservatoire Régional de Puycelsi, l’Eté de Vaour, sont autant d’initiatives que le Conseil général du Tarn a soutenu, lors de leur création, pour développer le tourisme local.

Sommes-nous là en présence de l’amorce d’une mutation, radicale et irréversible, qui ferait de la Grésigne, forêt jusqu’ici isolée au sein d’un espace rural profond, une forêt péri-urbaine, de plus en plus intégrée au développement local, par rapport aux fonctions qu’elle peut tenir vis-vis de l’agglomération toulousaine et de ses zones suburbaines s’étendant demain de Montauban à Albi dans la vallée du Tarn ? Cette hypothèse reste encore précaire aux yeux de ceux pour lesquels les liens entre forêt, agriculture et tourisme vert continuent à tisser le discours contemporain contre la décadence et la désertification du milieu rural grésignol.
Sous la pression conjuguée des divers acteurs sociaux et économiques, sensibilisés pour les uns à la défense du patrimoine naturel et écologique de la Grésigne, attachés pour les autres à l’image valorisante du milieu forestier pour développer un tourisme d’avenir, l’Office National des Forêts s’est montré à son tour de moins en moins timidement réceptif depuis quelques années en diffusant un message plus diversifié pour une forêt mieux intégrée à son environnement démographique. Cependant, s’il a été créé ici et là quelques sentiers en forêt, dont le plus fréquenté est le Sentier du Patrimoine qui relie Puycelsi au massif de Montoulieu en passant près du Verger Conservatoire Départemental, autre espace arboré remarquable à la lisière de la forêt (voir l’annexe qui lui est dédié) l’accueil du public en Grésigne restera limité. Les contraintes pour faciliter l’accès d’un public important vont à l’encontre de la réalisation d’équipements trop lourds pour préserver un milieu forestier fragile ne permettant qu’une fréquentation maîtrisée.
L’organisation de la chasse actuelle pour laquelle est consentie, dans les secteurs de la forêt où elle se déroule, la fermeture passagère des routes forestières et de la plupart des sentiers forestiers,peut rendre dangereux les chemins restant ouverts aux promeneurs du dimanche. Paradoxale situation aussi, pour la préservation de ces sentiers qui ont coûté argent et labeur pour leur installation, mais qui se voient inconsidérément dégradés par des engins forestiers… L’utilisation des routes forestières dont il est toléré l’utilisation publique en Grésigne en fait des chemins privés prioritaires pour desservir les coupes de bois. Nous sommes, là encore, dans le domaine des conflits, semblables à ceux des siècles passés que l’aménagement de Grésigne a provoqués et entretenus entre les diverses personnes et institutions qui en convoitaient un usage particulier. Quand bien même nos paisibles promeneurs n’ont plus grand chose à voir aujourd’hui avec nos ancêtres qui se rendaient en Grésigne pour y ramasser les glands ou le bois-mort !
Hors des relations que joue la Grésigne dans le développement du tourisme local, nous avons déjà évoqué la disparition des liens qu’elle a entretenus avec les métiers traditionnels du bois, aujourd’hui disparus dans les villages périphériques.Le rapport Bianco intitulé « La forêt : une chance pour la France » publié en décembre 1998 dénonçait déjà le fait que les aides européennes au cours des dernières décennies ont délaissé la forêt en France au profit des terres agricoles. Pour les petits pays grésignols, la mondialisation du marché des produits agricoles a conduit les neuf-dixièmes des exploitations familiales à disparaître au cours des 30 dernières années, malgré les subventions d’une politique européenne agricole fort coûteuse, mais qui ne leur profitait guère. Reconsidérer dans les années à venir une stratégie de gestion forestière axée sur les retombées favorables à l’économie locale en matière d’investissements et d’emplois, serait donc indispensable pour que la Grésigne puisse retrouver sa pleine intégration au milieu économique et social d’une ruralité locale en voie de paupérisation, le tourisme ne pouvant créer un nombre suffisant d’emplois.
En conclusion,il apparaît que la forêt, gérée « au service des arbres et des hommes », relève d’un plan d’aménagement fort complexe et difficile à établir, tant ses enjeux sont souvent contradictoires. La Grésigne est remplie de paradoxes, non seulement au niveau des fonctions que font valoir ses divers groupes d’usagers, mais également au niveau de son imbrication dans un développement local qu’ignorent souvent les gestionnaires d’une administration forestière, liée davantage aux puissants intérêts des monopoles de la filière-bois jugés prioritaires par rapport aux intérêts des communes riveraines.
La politique de l’Office National des Forêts, chargé par le Ministre de l’Agriculture de fixer les objectifs du plan d’aménagement de la Grésigne, ne peut donc pas découler d’un seul souci purement productiviste à courte vue, ni de la seule préoccupation, si éclairée soit-elle, d’optimiser en priorité la gestion technique et marchande de la forêt domaniale. Il faut aussi que la Grésigne retrouve sa raison d’être et toute sa place, en même temps que son intégration dans son environnement périphérique en contribuant au développement solidaire, économique et social de la vie locale, grâce à la valorisation de ses diverses ressources et des diverses fonctions de son patrimoine biologique et historique.
La réalisation d’un compromis équilibré suppose une volonté de concertation à l’écoute des divers besoins. Tels sont les enjeux des plans d’aménagement futurs qui devraient prendre en compte les besoins socio-économiques d’un nécessaire développement local.
Les plans d’aménagement de la forêt de Grésigne
Faisant suite au plan d’aménagement 1968-1987, le plan qui a défini l’aménagement de la Grésigne pour la période 1986-2005 a été modifié par arrêté ministériel du 12 décembre 1995. Elaborés par les ingénieurs des Eaux-et-forêts au service de l’ONF, ces plans d’aménagement forestiers sont soumis pour approbation au Ministre de l’Agriculture. Dans le cas particulier de la Grésigne, ils mettent en œuvre, d’une part, les moyens nouveaux à prendre en compte à la suite des dégâts provenant de la tempête de novembre 1983 et de ceux provenant du dépérissement récent du chêne sessile sur une surface estimée à 812 hectares en 1992, d’autre part les dispositions utiles à la protection de la faune entomologique et ornithologique par la création d’une réserve biologique domaniale de 38 hectares sur le dôme de Montoulieu.
Le plan d’aménagement 1968-1987 avait été conçu avant tout pour dresser un plan de gestion des coupes reposant sur les deux séries existant en Grésigne, l’une de feuillus , l’autre de résineux. Pour la série de feuillus, il était prévu en 1968 de régénérer 366 hectares sur une durée de 20 ans, et d’améliorer au cours de la même durée 1 639 hectares par des coupes d’éclaircie au profit des arbres les mieux constitués. Pour cette période, l’arrêté du 24 février 1975 rappelait l’impérieuse nécessité de traiter la forêt en futaie avec une révolution du chêne portant sur 180 ans. Dans les parcelles fortement dégradées, il était programmé la plantation de chênes sessiles à raison de 2 500 plants sélectionnés à l’hectare pour remplacer dans diverses parcelles des semis naturels trop faibles voire inexistants, dus a des glandées insuffisantes ou nulles.
Ces plantations artificielles par lesquelles on voulait suppléer à une régénération naturelle défaillante et qui étaient justifiées aussi pour substituer des plants sélectionnés de chênes sessiles purs à la reproduction de jeunes plantules de mauvaise qualité issues de glands provenant de la fécondation croisée entre chênes sessiles et chênes pubescents, ne donnèrent pas de bons résultats. En effet, la bonne reprise des plants de chênes sessiles, mis en terre dans de simples sillons faits à la sous-soleuse, fut souvent compromise par la sècheresse que le vent d’autan aggrave fréquemment dans les sols peu profonds de Grésigne. De ce fait, ces coûteuses plantations furent abandonnées au début des années 1980.
Le plan d’aménagement 1986-2005 modifié en 1995, se distinguait dans son article premier du plan d’aménagement précédent 1968-1987, en définissant nettement la vocation pluri-fonctionnelle de la Grésigne, vocation stipulée clairement dans cinq objectifs : « la forêt domaniale de la Grésigne, d’une surface de 3 527,16 hectares est affectée principalement à la production de bois d’œuvre feuillu et de bois de chauffage, et à la protection d’un milieu d’intérêt écologique particulier, ainsi qu’à l’accueil du public, tout en assurant la protection générale des paysages ».
Divisant la Grésigne en trois séries (et non plus en deux) dont la première est de loin la plus étendue (3 127, 20 hectares) par rapport aux deux autres (361, 05 hectares et 38, 91 hectares), chacune de ces séries est définie par rapport à son mode de conduite et de peuplement :
« la première série sera traitée en futaie régulière de chêne sessile (84%), chêne pubescent (9%), hêtre, merisier, frêne (6%) et feuillus divers (1%) »,
« la deuxième série sera traitée pour partie en futaie régulière de sapin (30%), douglas (25%), pins et résineux divers (13%), et pour partie en taillis de chêne pubescent, érable champêtre, alisier torminal et feuillus divers ( 13%) »,
« la troisième série sera traitée en futaie irrégulière par bouquets et par pieds d’arbres de chêne sessile (70%),, hêtre (25%), merisier (2%), alisier torminal (2%) et cormier (1%) ».
Quant à l’exploitation du bois et aux mesures d’entretien, les directives ci-après concernent la période de 12 années restant à courir de 1994 à 2005 :
- pour les 3 127, 20 hectares de la première série, série où le chêne sessile représente près de neuf dixièmes des peuplements, il est prévu de procéder à l’augmentation de la surface « d’un groupe de parcelles en régénération de 696, 25 ha élargi à 876,12 ha » (suite aux dégâts causés par la tempête de 1983 et suite au dépérissement des chênes), tandis que « 1667,17 ha seront parcourus par des coupes d’amélioration » et que « 461, 55 ha feront l’objet des travaux sylvicoles nécessaires, le reste (122, 36 ha) sera laissé en repos (sites d’intérêt écologique particulier) »,
- pour les 361, 05 ha de la deuxième série composée à 87 % de résineux, il est programmé que « 313 ha seront parcourus par des coupes d’amélioration » et que pour la partie la plus pauvre de la forêt où domine le chêne pubescent,« ce surplus (47 ,95 ha ) fera l’objet de taillis »,
- contrairement aux deux séries ci-avant qui sont destinées à la « production », les 38,91 ha de la troisième série (dôme de Montoulieu) sont destinés à la préservation d’un site « d’intérêt écologique particulier » où « les mesures nécessaires seront prises pour assurer la protection de la faune entomologique et ornithologique » et où, pour une faible partie, « 7,15 ha seront régénérés tandis que le surplus sera laissé en repos ».
Il faut retenir que le Plan d’Aménagement forestier modifié 1994-2005 consacrait la Grésigne comme forêt de chênes sessiles (ce qui confirme la Grésigne comme étant la forêt la plus méridionale mais la plus importante du sud-ouest de la France pour cette essence privilégiée) qui doit être traitée prioritairement sous le régime de la futaie en vue de la production de bois d’œuvre. Les plantations de résineux y sont donc définitivement proscrites.
Enfin, compte tenu de la richesse botanique de sa végétation se rattachant à l’étage collinéen et dont la présence de diverses autres espèces traduisent les influences des climats atlantique et méditerranéen, compte tenu de sa richesse zoologique, notamment pour les insectes (coléoptères de la famille des Elateridae, des Cerambycidae et des Buprestidae), pour les oiseaux (pic mar, pouillot siffleur et rapaces de grands massifs tels que aigle botté, autour, bondrée, circaète Jean-le-Blanc…), et pour les mammifères (martre, genette, écureuil, cerf, chevreuil et sanglier…), le plan d’aménagement modifié en 1995 confirme et reconnaît la Grésigne pour sa précieuse bio-diversité, en exprimant la volonté de préserver toute sa richesse faunistique par la création de la réserve biologique de Montoulieu.
Lucane Cerf-Volant (source Wikipedia) Taupin violacé (source Wikipedia)
Plus récemment, avec le nouveau plan d’aménagement 2004-2021, la Grésigne a été intégrée par arrêté du 4 mai 2007 dans une zone de protection « Natura 2000 », ce qui impose de préserver dans les coupes définitives quelques arbres devant représenter « par hectare de coupe 15 mètres-cube de bois sur pied dans les peuplements de plus de 100 ans » afin d’assurer l’alimentation et donc la survie des nombreux insectes xylophages. Cette disposition confirme ainsi la richesse faunistique des 3 600 hectares de la forêt de la Grésigne.
Pic Mar (source Wikipedia) Circaète Jean-Le -Blanc (source Wikipedia) Pouillot siffleur (source Wikipedia)
Pour une gestion et un aménagement durable de la forêt
En stipulant en toutes lettres qu’en plus de sa vocation première de « production de bois d’œuvre feuillu et de bois de chauffage », « la forêt de la Résigne est affectée … à la protection d’un milieu écologique particulier, ainsi qu’à l’accueil du public tout en assurant la protection générale des paysages », l’Office National des Forêts retrouve les missions de service public que se donnait l’ancienne administration des Eaux-et-Forêts. Missions de service public qui se justifient pleinement en les fondant sur l’intérêt général et la survie de notre planète.
En ce début du 21ème siècle, la Grésigne n’est plus restée à l’écart d’un véritable débat forestier dont l’émergence est apparue récemment, débat porté à la fois par les critiques de l’opinion publique et par les récentes conférences internationales sur l’environnement, dont celles d’Helsinki sur la protection des forêts en 1993. Ayant abouti aux accords de Kyoto[2] et aux engagements pris par chaque pays pour limiter l’effet de serre due à la trop importante production de gaz carbonique, l’avenir de la forêt nécessite la prise en compte de paramètres relatifs à l’action jouée par les arbres dans le cycle du carbone, en particulier par les forêts de feuillus.
Réserve de nature, lieu de silence et d’air pur, la forêt en général est essentielle aux grands équilibres de l’environnement au niveau planétaire. Aux niveaux local et régional, la Grésigne est pour la région Occitanie garante d’un espace de protection, contribuant à la lutte contre le danger que représente le gaz carbonique. Il n’y a pas lieu cependant à ce qu’une perception de la forêt, biaisée et dévoyée par la peur de l’évolution de la pollution, paralyse ou vampirise la politique forestière au point d’en dissocier dans les esprits la forêt de la production de bois. En effet les arbres meurent et le problème est donc de les renouveler « en les exploitant avant qu’ils ne soient sur le retour », comme le disent les forestiers.
Le mot d’ordre du conseil d’administration de l’ONF qui préconisait en 1966 « de produire plus, produire mieux, produire et récolter moins cher, vendre mieux » a été repris dans le Rapport Bianco publié en décembre 1998.Partant du fait que la filière-bois peut constituer un « gisement de 500 000 emplois, plus important que celui de l’automobile », ce document considérait qu’en récoltant davantage de bois, on pouvait créer rapidement 100 000 emplois nouveaux en France par une « stratégie forestière » axée sur « la gestion et l’aménagement durable de la forêt ».
En 2019, ces objectifs sont loin d’être atteints…
L’accroissement de cette production de bois sur pied, qui va de pair avec l’amélioration de la productivité pour augmenter les revenus des coupes, était justifié, selon le rapporteur Bianco qui fut en son temps Président de l’ONF, par le fait qu’il peut aller de pair avec le développement de l’accueil du public dans une « forêt-loisir » nécessitant des investissements appropriés et des coûts d’entretien adaptés, à l’exemple de ceux consentis pour les Parcs Naturels Nationaux depuis les années 1970-1980.
Autant dire, selon le Rapport Bianco, que les choix à engager, pour l’avenir d’une forêt accessible et utile à tous, nécessitaient l’adhésion des acteurs concernés à la finalité commune ainsi qu’une démarche démocratique. Celle-ci exige la garantie indispensable de construire un consensus commun pour l’aménagement propre à chaque forêt sur la base de l’obtention et du respect d’une « certification de gestion durable à partir de critères simples et mesurables », critères facilement contrôlables parles professionnels de la filière-bois, les gestionnaires de l’ONF,les représentants de l’Etat-propriétaire et les citoyens-consommateurs. Ce qui demande aussi l’implication des divers acteurs sur la base d’un principe simple, celui du « couple prescripteur-payeur », avec la participation des représentants associatifs ou syndicaux des divers partenaires et des collectivités concernées, en particulier les communes riveraines. Cette démarche, relevant du processus de concertation et de négociation plus que de la contrainte, serait concrétisée par un « un contrat de territoire », dont les objectifs pourraient donner lieu, après évaluation des résultats, à révision par période de dix ans sur la base d’engagements financiers mutuels et réciproques.
Ce type d’aménagement de la forêt domaniale, qui résulterait d’une nouvelle « stratégie forestière » ouverte et démocratique, allant bien au-delà des objectifs de la législation européenne du réseau des sites « Natura 2000 » concoctés au sommet à Bruxelles en 1995-1996, serait à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la Grésigne. Une histoire avec laquelle il faut savoir rompre tout en assurant l’accès de tous grâce à une protection accrue garantissant la continuité de la forêt que nous ont léguée nos ancêtres.
Prendre en compte les exigences d’une « gestion durable de la forêt » nécessite une volonté de changement pour s’adapter à l’évolution des besoins humains tout en adaptant les objectifs au respect des contraintes de la nature dans le long terme. L’obligation de rompre avec des modes de gestion issus d’un pouvoir central fort ayant abouti à de nombreux conflits en dissociant la Grésigne de son environnement local conduit à ce que la forêt risque de priver son environnement rural d’un développement économique utile à la vie de ses habitants et de ne plus pouvoir être adaptée demain aux besoins d’un environnement péri-urbain. Autant de tensions qui sont à même de porter dommage à la forêt avec pour conséquence des règlements de plus en plus contraignants voire même l’interdiction au public d’y pénétrer en tout ou partie. Un mode de gestion décentralisé n’exclue nullement la continuité d’une pratique sylvicole expérimentée et prudente, ayant capacité à protéger un milieu vivant aussi complexe que la forêt, en assurant la croissance et le renouvellement des arbres avec le souci de protéger sa biodiversité et de maintenir l’intégrité d’un paysage forestier apprécié par tous.
Plan d’Aménagement de la Grésigne 2004-2021
Le site Natura 2000, créé par la Directive européenne du 21 mai 1992 sur la biodiversité, concerne la Grésigne ainsi que divers territoires de causses y attenant, y compris la vallée de l’Audoulou sur la Commune de Puycelsi. Moyennant une contre-partie financière, les prescriptions de Natura 2000 imposent à l’ONF « l’immobilisation pendant 30 ans d’une partie d’un capital producteur ». Ce qui se traduit en Grésigne par « la conservation de 10 mètres-cubes de bois par hectare » plus « 5 mètres-cubes pris en charge par l’Office National des Forêts (ONF) pour assurer la biodiversité biologique qui repose sur la richesse et la diversité entomologique des 2 463 espèces de coléoptères saproxyliques qu’ont dénombrées Brustel et Clary lors de leur inventaire en 2000-2001, à la suite de Rabil dont le Catalogue paru en 1992 comptait 2 375 espèces sur les 3 545 hectares de Grésigne.
Plus que le sanglier et le loup que l’on chassa de concert en Grésigne jusqu’en 1871 où le dernier – qui ne tardera pas à y revenir dans un avenir proche – fut tué en 1871, plus aussi que le chevreuil et le cerf élaphe qui s’y multiplièrent depuis leur introduction respectivement en 1884 et en 1958, plus que les vingt espèces de chauves-souris, plus que les rares écrevisses à pied blanc, plus encore que les nombreux rapaces et le pic mar, et plus enfin que les champignons, ce sont cependant les insectes comme le taupin violacé, le grand capricorne, le lucane cerf-volant et autre scarabées qui font de la Grésigne une forêt exceptionnelle.
Son climat aquitainien, soumis d’une part aux influences atlantiques avec ses 838 millimètres par an de pluviométrie moyenne, d’autre part aux influences méditerranéennes maintenant une température moyenne de 11,8 degrés, favorisent en Grésigne des éco-systèmes forestiers à base de chênes sessiles, tels que chênaies-charmaies, chênaies-hêtraies, chênaies-frênaies, chênes verts , sans compter les zones de ripisylves au bord des rôs et des ruisseaux à base d’aulnes, de frênes et de buis. Autant d’habitats biologiques que conditionnent ensemble une altitude variant de 250 à 500 mètres, l’orientation, enfin l’épaisseur d’un sol rougeâtre à base de grès argileux qui expliquent le nom de la Grésigne.
« Grésigne », sans article, tel que les gens alentour l’appellent en la personnifiant, une forêt primaire d’autant plus utile aujourd’hui que les feuillus qui la composent sont aptes à capter le gaz carbonique grâce à la photosynthèse et à le stocker sous forme de carbone.
La prise de conscience de plus en plus aiguisée de la gestion durable d’un espace forestier multifonctionnel, préoccupation déjà présente dans le plan précédent 1996 -2004, est de nouveau développée dans le plan d’aménagement 2005- 2020 garantissant en Grésigne la préservation et la reproduction de la faune entomologique. Les récentes études sur les insectes saproxyliques ont mis l’accent sur le vieux bois, soit mort sur pied, couché au sol laissant des souches en voie de lente décomposition, soit restant debout en voie de sénescence, comprenant des cavités se trouvant du pied jusqu’au sommet du tronc et dans les branches maîtresses, cavités plus ou moins nécrosées, aptes à la vie de nombreuses larves de coléoptères et autres insectes adultes.
A cet effet, le Plan d’Aménagement de la Grésigne 2005-2020 distingue trois séries :
- « Une première série de 2 283 hectares traitée en futaie régulière » comprenant essentiellement du chêne sessile et des résineux en voie de reboisement avec du chêne, dont le cycle sera porté dans des « îlots de vieillissement» dont l’exploitation sera portée à un âge de 170 à 190 ans selon la fertilité du sol, avec conservation à partir de 120 ans de taillis dont le traitement permettra de conserver les souches et les rejets,
- « Une deuxième série de 223 hectares dite de protection » peuplée de chênes pubescents occupant la partie la plus sèche de la forêt, dont l’exploitabilité pourra aller jusqu’à 250 ans,
- « Une troisième série de 473 hectares dite écologique traitée en futaie irrégulière » établie sur les parcelles les plus fréquentées par les insectes saproxyliques dont le célèbre taupin violacé, ce qui donnera lieu à la transformation de « la Réserve biologique dirigée de Montoulieu » créée dès 1996 devenant « intégrale», au même titre que le sera aussi la future « Réserve biologique de Saint-Clément », dont la riche ripisylve constituée de frênes et d’aulnes donne lieu avec des zones de chênes verts, à une « sylviculture extensive » où des compartiments d’arbres âgés de 350 ans et plus seront destinés à mourir sur pied.
Tout en continuant à produire sur sa plus grande surface un bois de qualité dont l’exploitabilité variera de 120 à 240 ans, le Plan d’Aménagement de la Grésigne 2005-2020, les fiches établies lors des martelages repèreront et signaleront les arbres présentant des cavités et des nécroses destinés à être exploités selon des âges différents, voire à mourir sur pied avec des âges pouvant atteindre 350 ans. Ce type d’aménagement et d’exploitation forestier conduira la Grésigne à une « futaie sous futaie ».
En conclusion, bien que vivant un temps dominé par la pression aveugle d’un court terme hurlant, laissons au lecteur le soin de méditer la formule parfaitement adaptée à l’avenir de la Grésigne, selon laquelle il nous faut être attentif au long terme silencieux où baigne la forêt. S’il faut en effet 180 ans pour faire venir un chêne, il ne suffit que de quelques minutes pour l’abattre et se priver de ses bienfaits… à la condition que le réchauffement climatique lui laisse aussi le temps de survivre ! c’est dans ce sens que toute forêt est précieuse pour réduire le gaz carbonique par photosynthèse et stocker le carbone.
[1] Citons la Base de Loisirs Vère-Grésigne dont j’ai été l’initiateur en 1984 alors Conseiller Général et Président du SIVOM du canton de Castelnau-de-Montmiral. Ce dernier organisme intercommunal a été transformé en 1992 en Communauté de Communes dénommée Vère-Grésigne sur ma proposition. Nous pourrions citer également l’association Gréavi (Grésigne-Aveyron-Viaur), association qui, entre 1979 et 1992, a joué un rôle promotionnel des plus importants pour l’ensemble des petits pays grésignols
[2] Selon le Protocole de Kyoto (1991), les pays industrialisés devaient réduire de 5,2% en moyenne par rapport à 1990 leurs émissions de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone CO2, protoxyde d’azote, méthane, gaz fluorés…) d’ici 2008-2012. On en est loin…